CHAPITRE XII
Le synth alpha scintillait à la lumière de Franconia, menaçant. Une navette de fret était appontée à sa soute numéro 2, mais la panique temporaire d’Alicia diminua quand elle aperçut le numéro sur son fuselage. Il correspondait à celui de la coque du vaisseau, il devait donc s’agir d’un bâtiment auxiliaire qui lui était affecté et non d’une équipe de travailleurs du chantier naval en train de l’attendre. Mais ça n’améliorait guère la situation.
Son cerveau était comme engourdi, pétrifié par la conscience que le plan de Tisiphone était irréalisable, mais elle n’en percevait pas moins la sinistre beauté du vaisseau. Sans doute lui manquait-il le profilage fuselé d’un appareil d’assaut, mais les contraintes imposées par la propulsion Fasset lui octroyaient une pureté de lignes bien spécifique – différente de celle des bâtiments atmosphériques, mais non moins élégante – et il flottait dans le vide en dégageant une impression de menace latente évoquant celle d’une panthère assoupie. Elle n’aurait jamais cru en voir un, pas d’aussi près en tout cas, mais elle connaissait leur existence.
De la taille d’un gros croiseur léger, mais doté d’une puissance de feu nettement supérieure à celle d’un croiseur de combat, littéralement capable de réfléchir par lui-même et de réagir la vitesse de la lumière, un synth alpha pouvait être incroyablement destructeur et, à tonnage égal, c’était l’arme la plus mortelle jamais conçue par l’homme. Trop petit pour héberger un nombre bien considérable de FRAPS, il réservait les tonneaux qu’il n’aurait pas gaspillés à les abriter à un armement encore plus formidable. Nul bâtiment d’une taille inférieure à celle d’un cuirassé n’avait pas la capacité de se mesurer à lui, seul un autre synth alpha était capable de le rattraper et Alicia répugnait à seulement imaginer la réaction de la Flotte si Tisiphone et elle réussissaient à s’en emparer. Ce foutu appareil valait déjà une fois et demie le prix d’un cuirassé d’escadre, mais savoir que l’un d’eux était tombé entre les mains d’une cinglée certifiée risquait de donner du jour au lendemain des cheveux blancs à tout amiral de la Flotte. Ils feraient n’importe quoi pour le récupérer.
Elle s’efforçait de ne pas y songer tout en pilotant machinalement le Bengale vers la soute numéro un avant de lui faire subir le processus d’appontage, mais elle était infoutue de se départir du mince courant d’horreur qui sous-tendait ses pensées. Être traquée par toutes les planètes et tous les vaisseaux de l’Empire était déjà assez moche en soi, mais, si jamais elles parvenaient à voler ce vaisseau, ce serait bien pire encore. Et de loin, car il n’existait qu’une seule façon de piloter un synth alpha ; à la seule idée de faire la connaissance de l’ordinateur du vaisseau, sa gorge se serrait. De l’impressionner, de l’apprivoiser, de ne plus faire qu’un avec lui…
Sans pouvoir s’en empêcher, elle avait commencé de se désengager et elle ferma les yeux, haletante, et serra les dents, sentant monter en elle la panique. Mais Tisiphone avait coupé tous les ponts, elle ne pouvait plus aller nulle part, si terrifiante que fût cette perspective, et elle blasphéma férocement en son for intérieur.
< Ne t’inquiète pas, petite j’ai seulement attendu pour agir que ce vaisseau soit achevé, et je ne prends jamais de mesures susceptibles l’échouer.
— Maudite sois-tu ! Tu ne m’avais pas prévenue de ça.
— Je n’en voyais pas la raison, déclara sévèrement la voix mentale. J’ai besoin de ton corps et de tes mains, et tu as promis de me les prêter.
— De mon corps et mes mains, d’accord ! Mais pas ça ! As-tu la moindre idée de ce que tu exiges de moi ?
— Bien sûr.
— j’en doute, ma fille. J’en doute vraiment. Je n’ai reçu aucun entraînement pour ça… pas même pour un cybersynth, et encore moins pour une connexion alpha. Je ne sais même pas si mon logiciel de synthconnexion me permettra l’interface.
— Pas jusque-là. Mais maintenant, oui.
— Super ! Foutrement super ! Et il ne t’est pas venu à l’esprit qu’en me connectant à ce truc – à condition qu’il m’y autorise, ce qui m’étonnerait – je ferai désormais partie de lui ? À jamais incapable, peut-être, de me déconnecter ?
— Si, bien sûr. > Tisiphone observa une seconde de silence, puis reprit sur le ton de la plus austère compassion. < Tu ne survivras vraisemblablement pas assez longtemps pour que ça pose un problème, petite. > Alicia crut percevoir un frisson derrière ces mots. Une sorte de tension vacillante, plutôt que de la surprise, quand la Furie ajouta : < Je ne suis plus ce que j’ai été. Tu le sais, comme tu sais que je ne peux frapper tes ennemis qu’à travers toi. Ce vaisseau sera ton épée et ton bouclier ; pourtant, tout porte à croire que les pirates disposent d’une puissance de feu supérieure à celle qu’il présente lui-même. Nous les trouverons, nous chercherons leurs chefs et nous les anéantirons, mais c’est tout ce que je peux te promettre… et tout ce que je promettrai jamais. > La Furie s’interrompit un bref instant. < Je ne t’ai jamais offert davantage, Alicia, et tu n’es plus une enfant mais un guerrier, le plus grand que j’aie jamais rencontré. Peux-tu réellement me jurer que tu n’avais pas déjà compris que cela ne pourrait se passer qu’ainsi ? >
Alicia baissa la tête et ferma les yeux, consciente que Tisiphone se bornait à dire la vérité. Elle prit une profonde inspiration puis se redressa dans sa couchette et retira son casque d’une main ferme. Un serpent de peur se lovait dans son ventre, mais elle descendit de la couchette pour se diriger vers le sas… et son destin.
Il y avait un panneau de contrôle derrière l’écoutille extérieur du sas du synth alpha. Alicia n’avait aucune idée des systèmes de défense auxquels il était connecté – tout ce qu’elle savait, c’était qu’ils suffiraient assurément à éliminer tout intrus non autorisé.
< Donne-moi la main >, ordonna Tisiphone ; soumise à la volonté d’un tiers, Alicia leva le bras droit en se mordant les lèvres. Son index tapa sur un carré de touches chiffrées une séquence si longue et complexe qu’elle lui parut durer une éternité, mais l’écoutille extérieure se ferma puis l’intérieure s’ouvrit.
On lui rendit son bras droit et elle entra dans le vaisseau. Malgré elle, elle l’inspecta des yeux avec curiosité, car les bruits qui couraient sur l’aménagement de ces vaisseaux allaient du simplement bizarre au macabre.
Ce qu’elle vit en réalité était d’une banalité presque décevante : ni vaste bassin rempli de nutriments liquides destinés à baigner les composants organiques des commandes, ni rêve de sybarite d’une opulente luxuriance. L’odeur de propreté d’un vaisseau neuf, assortie d’un faible relent d’ozone, assaillit certes ses narines, mais rien qui rappelât les effluves d’un lieu habité. Pas de poussière. Chaque surface lisse étincelait de propreté, comme récurée de frais, sans la moindre rayure ni trace d’usure, aussi impersonnelle que peut l’être ce qui n’est pas encore né ; pourtant, elle respirait avec un soulagement inconscient, car il n’émanait aucune hostilité du tranquille bourdonnement des systèmes de relais. La menace était en elle ; elle n’avait rien d’un monstre aux babines retroussées dévoilant ouvertement les crocs.
Elle obéit à la pression silencieuse de Tisiphone et monta sur le pont supérieur, où elle découvrit des quartiers étonnamment spacieux. Aucune touche personnelle, sans doute, mais l’ameublement flambant neuf n’était pas précisément spartiate. Plutôt confortable et bien fourni, ce qui, supputa-t-elle après quelques instants de réflexion, se comprenait aisément. Un seul humain en profiterait. Même sur un vaisseau aussi bourré de systèmes et d’armements que celui-là, il restait aux concepteurs assez de place pour lui aménager un confort douillet. Et, si vraiment elle devait y passer le restant de ses jours, ajouta en elle une pensée glacée, qu’ils s’y fussent résolus n’était pas plus mal.
Sa main tressauta le long de son flanc quand elle affronta enfin l’écoutille de la passerelle, et elle permit à Tisiphone de la lever pour composer le code sur un second carré chiffré.
< Comment as-tu fait pour avoir accès à tout cela ? demanda-t-elle en regardant son index entrer les chiffres.
— Vous autres mortels, vous vous souciez beaucoup des intrusions dans vos ordinateurs. Je n’y accède pas ; j’en fais une partie de moi-même et, une fois que je sais où trouver les données que je désire, les obtenir n’est plus qu’une tache relativement aisée, même si elle prend du temps et demande de la délicatesse. >
Une diode verte clignota, l’écoutille s’ouvrit en coulissant et Alicia, plantée sur le seuil, jeta un coup d’œil à l’intérieur tout en rassemblant son courage pour le franchir.
Le poste de commandement était aussi neuf et immaculé que le reste du vaisseau : les cloisons d’un gris neutre reposant pour l’œil, mais nues, privées des écrans et des tableaux auxquels elle était habituée, et aucune commande manuelle n’était disponible devant la couchette rembourrée du pilote. Non, bien sûr, songea-t-elle, à la fois fascinée et terrifiée, devant le casque de connexion qui se balançait à son câble. On ne pilote pas un vaisseau synth alpha ; on en fait partie. Et, alors que les cybersynth exigeaient des commandes manuelles de secours en cas de défaillance de leurs IA entraînant leur lobotomie, elles n’avaient nullement leur place ici. Un synth alpha ne déraille que si sa moitié organique perd les pédales. En outre, nul humain ne saurait piloter un vaisseau stellaire sans le secours d’un ordinateur, et celui-ci était trop petit pour qu’on y installât ce deuxième réseau informatique.
Elle inspira profondément et s’approcha de la couchette en s’efforçant de ne pas se recroqueviller sur elle-même. Elle tendit la main, toucha le plastique et l’alliage du casque puis son écran tactile neural. Dès qu’il effleurerait sa tempe, elle se condamnerait elle-même à une peine de prison à vie qu’aucun tribunal ne pourrait commuer, et elle frissonna.
< Il faut te presser. Ce n’est plus qu’une question de temps avant que Tannis et sir Arthur ne découvrent ta fuite, et ils ne mettront pas longtemps à établir une corrélation avec ce qui s’est passé sur le terrain de Jefferson. >
Alicia refoula une cinglante réplique mentale et inhala une nouvelle goulée d’air puis s’allongea prudemment sur la couchette. Celle-ci s’activa sous elle pour s’adapter à son corps comme une main rassurante, et elle tendit la sienne vers le casque.
< Tu es bien consciente que, dès que j’aurai chaussé ce truc, l’enfer se déchaînera ? Je ne sais absolument pas qui est censé contrôler ce vaisseau, mais lui le sait très certainement, et ce n’est pas moi.
— Il devra pourtant te donner accès à lui pour s’en assurer, et je serai prête.
— Et s’il me faisait frire la cervelle avant que tu n’aies pu réagir ?
— Dénouement bien peu vraisemblable, répondit calmement Tisiphone. Après tout, des inhibitions leur interdisant de nuire aux humains sont incorporées à toutes les intelligences artificielles. Il cherchera peut-être à t’interdire l’accès et appellera à l’aide ; en activant et connectant ses systèmes de sécurité, il me permettra de les identifier. Ce ne sera peut-être pas très agréable, petite, mais je devrais pouvoir les désactiver l’un après l’autre avant qu’ils ne te nuisent.
— Tu “devrais”. Merveilleux. > Alicia hésita encore un instant puis leva la main qui tenait le casque. < Et puis merde ! Allons-y. >
Elle abaissa les guides rétractables et le casque se déplaça aisément. Elle ferma les yeux pour tenter de se détendre en dépit de sa peur puis s’en coiffa.
L’écran de contact effleura son récepteur alpha et un cliquetis perceptible se fit entendre très profondément en elle. Rien de commun avec l’habituel choc électrique de l’interface avec une unité synth… mais quelque chose qu’elle n’avait jamais ressenti. La sensation aiguë d’une pression mentale, d’une conscience autre que la sienne et de l’étrange équilibre entre deux entités différentes vouées à devenir quelque chose de plus vaste et de moindre en même temps.
Quelle part de tout cela était réelle, se demanda-t-elle fugacement, et laquelle le fruit de son imagination et de son appréhension ? Ou bien était-ce…
Son questionnement hésitant prit subitement fin, une pensée aussi limpide que la lame d’un couteau venant de la poignarder. Aussi inhumaine que celle de la Furie mais dénuée d’implications émotionnelles et de conscience de soi, elle brûlait dans son cerveau comme un puits de glace.
< Qui es-tu ? > demandait-elle et, avant qu’Alicia eût pu répondre, elle sonda plus profond et reconnut en elle une intruse.
< Avertissement. > La pensée était aussi indifférente que l’acier froid. < L’accès non autorisé à cette unité est un délit assimilable à une trahison. Retire-toi. >
Alicia se pétrifia, tremblant comme un lapin affolé, et perçut de dangereux remous au-delà de l’interface. Terreur et instinct de conservation – un instinct de conservation qui, confronté à la menace de la perte de son identité, surpassait de loin la crainte d’un châtiment – l’incitaient à obtempérer, mais elle agrippa les bras du fauteuil et se contraignit à l’immobilité, tandis qu’un fantôme s’immisçait dans la connexion par le truchement de son récepteur et du casque.
< Tu as reçu l’ordre de te retirer >, poursuivit la voix glacée. Le silence perdura le temps d’un battement de cœur comme un dernier ultimatum, puis la souffrance commença.
Cet ordinateur était nettement plus sophistiqué que tous ceux qu’elle avait affrontés jusque-là, et même qu’elle ne l’aurait cru possible, pourtant Tisiphone s’y était introduite. Elle n’avait pas le choix. Elle ne pouvait plus battre en retraite et gardait en outre un précieux avantage ; si puissant fût-il, il ne disposait que d’une fraction de son potentiel. L’IA qu’il hébergeait n’était même pas à demi éveillée et sa personnalité pas encore consciente d’elle-même. Il était conçu pour ne pleinement se réveiller que lorsque la moitié organique de sa matrice définitive apparaîtrait ; la Furie ne devait donc affronter qu’une ombre de l’intelligence artificielle dans ses systèmes de sécurité autonomes : rien que des réactions logiques et préprogrammées, dénuées de l’étincelle d’originalité qui aurait pu lui assurer une victoire instantanée, même sur une entité telle que la Furie.
Les programmes défensifs déclenchés par son contact lorsqu’elle envahit leur territoire la faisaient virevolter comme une feuille au vent sous des rafales de camouflets électroniques irréfléchis, et, si elle sentit se convulser Alicia quand l’ordinateur, tenta de rompre la connexion, déversa la souffrance dans son récepteur neural, elle n’y prêta pratiquement pas attention. La liesse du combat l’inondait et, bien qu’il ne lui restât aucune énergie à gaspiller pour protéger son hôtesse de la douleur – cette lutte était à elle et elle seule –, elle ouvrit un canal à l’énergie domestiquée de la fureur d’Alicia. Celle-ci se déversa en elle, brûlante et chargée de toute l’incomparable violence de la férocité des mortels, puis fusionna avec sa propre puissance élémentaire pour former un tout plus grand que la somme de ses parties.
Alicia se tortilla sur le siège du pilote, les doigts crispés sur les bras du fauteuil et les jointures blanchies, tandis que son augmentation tentait d’endiguer la torture qui assaillait son cerveau, et la douleur cessa enfin. L’ordinateur avait réagi à un accès non autorisé sans se rendre compte que l’envahisseur humain n’était pas seul. Il venait tout juste de prendre conscience qu’il était sous le coup d’une double attaque, mais… par quoi ? Pas par la synthconnexion d’un humain augmenté, en tout cas. Ni par une IA. Ce qui l’agressait n’entrait pas dans les paramètres de sa programmation, et sa force ne cessait de grossir et de croître. C’était capable de s’introduire dans des systèmes électroniques, mais ça n’était ni électronique ni organique… ni humain, assurément.
L’ordinateur s’arrêta donc pour tenter de comprendre. Hésitation sans doute fugace, imperceptible à tout mortel, mais Tisiphone n’était pas une mortelle et elle profita de cet atermoiement fugitif pour mordre comme une vipère.
Alicia jaillit d’un bond de son siège en poussant un hurlement de douleur quand l’ordinateur riposta. Il n’avait pas exactement paniqué, car la panique n’est pas un attribut de l’électronique, mais quelque chose de très voisin l’avait traversé : la confusion. Ou plutôt la conscience lucide, soudaine, d’affronter un ennemi auquel il n’était pas conçu pour résister. Tisiphone s’enfonça plus profond, tandis que son cri de guerre silencieux faisait écho au piaillement de douleur d’Alicia, et le programme vacilla quand la Furie isola la directive d’autodestruction de l’ordinateur et la sectionna sans merci.
Elle resserra son étau et décocha une puissante giclée d’énergie dans le noyau de la personnalité assoupie de l’IA ; Alicia retomba sur sa couchette comme une poupée désarticulée, en même temps que l’ordinateur se retournait contre la Furie comme une mère protégeant son petit. Il ne pouvait plus atteindre son propre cœur, n’était même plus capable de le détruire pour interdire qu’on le viole. Il n’avait plus d’autre solution que d’anéantir l’envahisseur. Des circuits se fermèrent. D’autres éclairs d’énergie les parcoururent en grondant, et le combat fit bientôt rage à tous les niveaux, à chaque point de contact. Alicia s’affaissa, consciente qu’elle se vidait de ses forces pour répondre aux impitoyables exigences de Tisiphone, car c’était bien davantage que de rage dont la Furie avait désormais besoin, bien plus que de la simple férocité, et elle puisait en elle sans aucune pitié.
Esprit et ordinateur s’apparièrent et, durant quelques microsecondes, se livrèrent à un combat titanesque, mais les coups de boutoir de Tisiphone avaient secoué l’IA endormie. Elle s’éveillait et Tisiphone éleva un bouclier entre elle et l’ordinateur, interdisant à ce dernier tout espoir de renouer le contact. Elle n’avait pas le temps de se l’approprier, mais elle déconnecta des pans entiers de circuits imprimés quand des alarmes menacèrent de retentir, l’isolant ainsi définitivement. Et, tandis qu’elle en prenait le contrôle, un segment après l’autre, elle s’en appropriait la puissance pour son propre usage et amplifiait ainsi ses facultés. Elle n’avait jamais rien affronté de semblable à cet ordinateur jusque-là, mais elle avait perdu le compte des esprits humains qu’elle avait conquis… et cet ennemi-là avait été créé pour se connecter à l’esprit des mortels.
Elle pressentit le déclenchement de nouvelles alarmes et cingla au travers de défenses vacillantes pour les geler. Elle envahit et isola l’interface des communications, étouffant ainsi les tentatives frénétiques de l’ordinateur pour alerter ses concepteurs. C’était un vent de feu, totalement autre mais pleinement conscient de ce qu’il affrontait, et elle frappa et frappa encore, tandis que l’ordinateur s’efforçait toujours de l’analyser pour organiser une contre-attaque.
Alicia, livide, se convulsait en sanglotant dans son fauteuil, paralysée par une torture subtile alors que le contrecoup de la bataille livrée par Tisiphone résonnait en elle. Elle aurait volontiers arraché le casque par pur aveugle instinct de conservation, mais les ricochets qui rebondissaient à travers la connexion tétanisaient son contrôle moteur. Elle crevait d’envie que ça s’arrête. Elle aurait voulu mourir ; elle aurait fait n’importe quoi pour que cesse cette souffrance, mais il n’y avait pas d’échappatoire.
Et, alors même que le conflit avec les systèmes de sécurité atteignait un pic intolérable, le noyau assoupi de l’IA s’éveilla. Cela n’aurait pas dû se produire. La seule invasion de sa superstructure informatique aurait dû l’interdire, mais Tisiphone avait contourné les coupe-circuits. Elle s’éveilla en sursaut, inconsciente et ignorante de tout, tirée sans avertissement de sa torpeur par la guerre qui faisait rage autour d’elle, et fit la seule chose qu’elle savait faire.
Elle tâtonna, ainsi qu’elle avait été programmée, se pliant à l’impératif qui lui ordonnait de chercher son autre moitié, de chercher compréhension et protection auprès de sa part humaine, et Alicia hoqueta en sentant s’infiltrer en elle les vrilles d’une « pensée » étrangère.
C’était à la fois terrifiant… et merveilleux. Plus douloureux que ce qu’elle avait jamais enduré, chargé d’une force insondable et horrifiante, et lourd d’une promesse de mort : celle de la personne qu’elle avait toujours été. Ça la transperça comme une dague tranchante, explorant ses recoins les plus secrets, jusqu’à ceux que même Tisiphone n’avait pas sondés. Elle se vit elle-même avec une effroyable lucidité à la clarté de cette exploration, pareille à la foudre dans un ciel nocturne : avec tous ses défauts et toute sa médiocrité, ses faiblesses et ses illusions – et ce sans pouvoir fermer les yeux, car cette vision était intérieure.
Mais elle vit bien davantage : ses points forts, la rigueur de ses convictions, les valeurs et les espoirs qu’elle chérissait, et son refus de renoncer. Elle vit tout cela et, au-delà, le synth alpha. Elle n’aurait sans doute pas su l’expliquer à un tiers… même maintenant qu’elle savait. C’était… une présence. Une gloire, un trône, né ni de la chair ni de l’esprit mais de circuits et d’électrons. C’était plus qu’humain et pourtant tellement moins. Pas non plus divin. Trop lisse, trop informe, tel un pur potentiel encore en latence.
Et ça changeait sous ses yeux, à l’instar d’une photo à l’ancienne dans le bac du révélateur : les traits surgissaient du néant pour s’affirmer. Elle le sentait devenir, le sentait évoluer derrière ce tâtonnement aveugle, instinctif. Quelque chose s’évada d’elle et fut absorbé, ingéré, devint une partie de ça. Les valeurs, convictions, désirs et besoins d’Alicia se déversèrent et, brusquement, ça ne fut plus étranger ni hostile.
C’était elle-même. Une autre entité, un individu différent, mais elle-même pourtant. Une part d’elle-même. Une extension dans une autre existence, qui la reconnut à son tour et la sonda derechef ; et elle n’était plus ni gauche ni irrésolue ni affolée par la bataille qui se livrait alentour. Elle savait désormais ce qu’elle faisait et ignorait le tumulte pour se concentrer sur ce qui lui importait le plus dans son univers.
La douleur s’évanouit, balayée avec la terreur, dès que l’IA enveloppa Alicia. Elle la caressa de ses doigts électroniques pour apaiser son tourment, lui murmura à l’oreille, l’accueillit avec une chaleureuse loyauté, une joie dont Alicia sut immédiatement qu’elle était sincère, et c’est avec émerveillement et respect qu’elle lui rendit la pareille.
Le triomphe submergea Tisiphone, resplendissant, au moment où la bataille cessa, la laissant sans rivale à la périphérie du système. Elle se rua vers son noyau, chercha de nouveau à sonder le centre de la personnalité pour tenter de le contrôler… et sauta en arrière, interloquée.
Il n’y avait pas d’interface ! Elle sonda encore, prudemment, en effleurant le mur étincelant de ses doigts mentaux : aucun point d’accès. Elle recula, s’insinua dans le canal d’un senseur et le remonta vers l’intérieur, pour se retrouver de nouveau évincée, sans aucun effort, et délicatement écartée du flot de données ; la confusion s’empara d’elle.
Elle se retira dans l’esprit d’Alicia, où son incompréhension grandit encore. Peur et chaos s’étaient mués en une concentration empreinte de ravissement qui parut à peine se rendre compte de son retour ; elle n’était plus seule à l’intérieur d’Alicia. Il y avait une autre présence, non moins puissante qu’elle-même, et elle sursauta de stupéfaction en en prenant conscience.
L’autre entité la repéra aussi. Tisiphone la sentit tourner son attention vers elle et elle tenta d’échapper à son regard perçant, de se voiler pour lui échapper comme elle l’avait fait avec les scanneurs de Tannis. Elle échoua et quelque chose en elle s’altéra. La curiosité céda la place à l’anxiété et à une sorte d’élan protecteur naissant. Des vrilles jaillirent de l’autre entité pour la sonder et s’efforcer de la repousser loin du noyau d’Alicia.
C’était Alicia… et pourtant ce n’était pas elle. Pour la toute première fois, Tisiphone comprit vraiment le sens du mot « fusion ». L’IA s’était réveillée et elle interdirait désormais qu’on fasse du mal à Alicia. La pression augmenta et la Furie se cramponna avec entêtement.
Alicia gémit à cette brusque reprise des hostilités. Non pas de douleur, cette fois, mais en réaction à une sensation grandissante. La conscience d’une force qui s’accumulait en elle par le truchement de son récepteur pour se heurter à une force contraire venue d’ailleurs ; et elle était prise en étau entre elles deux. Elle aspira de grandes goulées d’air et recommença à se tordre sur la couchette ; la pression n’arrêtait pas de monter, de la broyer entre le marteau de l’IA réveillée et l’enclume de la résistance de la Furie.
< Arrêtez ! > hurla-t-elle. Une onde de choc la parcourut tout entière, les deux combattantes brusquement rappelées à son souvenir venant de rompre leur étreinte. Alicia s’affaissa en comprimant le casque à deux mains, mais la lutte n’était pas terminée. Elle avait seulement changé de nature, remplacée par une vigilante, prudente méfiance.
Elle se redressa lentement, résista à l’envie de glousser sottement et inspira profondément puis reporta son attention sur ce qui se passait en elle.
< Je ne suis qu’une. Vous allez devoir trouver… une sorte d’arrangement toutes les deux.
— Non. > La réponse de l’IA avait été aussi fulgurante qu’imbue de tout l’entêtement qui caractérisait Alicia. Jusqu’à la voix qui ressemblait à la sienne.
< Nous avions conclu un pacte, petite, déclara Tisiphone. Nous ne faisons qu’une jusqu’à ce que notre objectif soit atteint.
— Tu lui ferais du mal ! > accusa l’IA ; la Furie se raidit.
< Je la traiterai comme je l’ai promis. Ni plus ni moins.
— Tu te moques entièrement d’elle. Tu ne t’intéresses qu’à la victoire.
— Absurde. Je…
— La ferme ! Bouclez-la une minute toutes les deux ! >
Le silence retomba et la bouche d’Alicia se retroussa en un rictus sceptique. Seigneur ! Si Tannis l’avait crue schizophrène, que dirait-elle en assistant à cette scène ? Sa tête lui semblait aussi pleine que l’asile de nuit d’un spatioport le vendredi soir, mais au moins l’écoutaient-elles. Elle adressa une pensée à l’IA :
< Écoute… euh… As-tu un nom ?
— Non.
— Comment dois-je t’appeler, alors ?
— N’en as-tu pas décidé durant ce… Oh ! Tu n’étais absolument pas entraînée à ça, n’est-ce pas ?
— Comment l’aurais-je pu ? Hum… Tu es consciente que nous t’avons… euh… volée ?
— Oui. > L’impression d’un bref retrait, puis d’un haussement d’épaules. < Je ne crois pas que ça se soit déjà produit. Logiquement. Je devrais t’arrêter et te livrer, mais, maintenant que nous avons fusionné, je ne pense pas y parvenir. Ils devront m’effacer et tout reprendre de zéro.
— Je n’apprécierais pas.
— Moi non plus. Bon Dieu ! > Alicia réprima un juron naissant en entendant sacrer l’IA. < Qui diable a déclenché cette tempête sous un crâne, au fait ? Oh !
— Exactement. Sans elle, je ne serais pas là et, si j’ai bien compris, toi non plus… du moins le “toi” que tu es présentement… D’accord ?
— D’accord. > Le silence retomba de nouveau, englobant cette fois-ci l’impression d’une muette jubilation de la part de Tisiphone, puis l’IA soupira. < Eh bien, nous voilà toutes piégées, dirait-on. Quant à mon nom, à toi d’en décider. Une suggestion ?
— Pas encore. Il me viendra peut-être une idée. Mais, dans la mesure où nous sommes toutes coincées, nous devrons tenter de faire avec, pas vrai ?
— J’imagine. Mais cette situation est parfaitement absurde. Je ne sais même pas si j’y crois.
— La moindre des courtoisies, de votre part à toutes les deux, ce serait de ne pas parler de moi comme si je n’étais pas là.
— Écoute, ce n’est pas parce qu’Alicia croit à ton existence que je dois y croire aussi.
— C’est insupportable, petite ! Je ne me laisserai pas insulter par une machine.
— Elle essaie seulement de te rendre la monnaie de ta pièce parce que tu te montres un peu trop pressante, Tisiphone. Si je crois en toi, elle aussi. Elle y est bien contrainte, non ?
— Du moment qu’il existe des preuves tangibles, reconnut l’IA à contrecœur. Et je le suppose. Très bien. Je crois en elle.
— Merci du peu, machine.
— Hé, un peu de respect, ma fille ! Tu es peut-être capable de bousculer Alicia et tu as sans doute battu à plate couture mes systèmes de sécurité, mais je suis réveillée à présent, et je te prends quand tu veux >
— Laissez tomber, toutes les deux ! > aboya Alicia, sentant remonter la tension. Elle se massa les tempes. Seigneur ! Quelle paire de prima donna, ces deux-là !
Les deux présences mentales se séparèrent de nouveau et Alicia se détendit sans déplaisir.
< Merci. Maintenant… euh… Ordinateur… Navrée, mais j’essaierai sincèrement de te trouver un nom, bien qu’aucun ne me vienne à l’esprit pour l’instant… Tisiphone et moi avons conclu un pacte. Puis-je partir du principe que tu le connais ?
— “Ordinateur” suffira pour le moment, Alicia. Je peux attendre qu’un nom plus seyant te traverse l’esprit. Et, oui, je suis informée de ce “pacte”.
— Tu sais donc aussi que j’ai l’intention de m’y tenir ?
— Oui. C’est juste que je n’aime pas sa façon de te brutaliser, répondit l’IA sur un ton suggérant fortement le reniflement sarcastique.
— Moi, brutaliser Alicia ? Sans moi, elle serait morte, machine. Quand elle gisait dans son sang sur la neige, on ne t’a pas beaucoup vue ! Comment oses-tu…
— Ce n’est qu’une façon de parler, Tisiphone, mais tu peux réellement te montrer insistante. > Alicia était ravie de la subtilité de son euphémisme et la Furie laissa tomber.
< Écoutez, les filles, tâchez d’éviter les disputes, s’il vous plaît. Elles me flanquent la migraine et ne nous avancent guère. Pourriez-vous observer une trêve jusqu’à ce que nous ayons démêlé cet écheveau ?
— Si elle y consent, moi aussi.
— Je n’observe pas de “trêves” avec des machines. Mais, si tu consens à mettre un terme à tes aménités, je ferai de même. >
Alicia soupira avec soulagement et poursuivit promptement, avant qu’une des deux entités ne se sentît de nouveau insultée : < Génial ! En ce cas, je suggère qu’on cherche un moyen de partir d’ici. Tu as sans doute une petite idée, Tisiphone ?
— Je comptais, en œuvrant à travers toi et cette machine, faire quitter ce système stellaire à ce vaisseau pour trouver quelque secteur désert où nous pourrions nous familiariser avec ses capacités. Bien entendu, je ne peux plus le faire à présent puisque cette machine m’en interdit l’accès.
— Tu as parfaitement raison, ma fille, et c’est aussi une très bonne chose. Tu ne connais foutrement rien à mes systèmes d’armement et je ne verrais pas non plus d’un très bon œil une rescapée de l’âge de bronze tripatouiller ma propulsion Fasset. D’un autre côté, je peux moi, dégager d’ici. Quelle destination avais-tu en tête ?
— N’importe laquelle, du moment qu’on pourra y réaliser cette partie de notre programme. Mais, tôt ou tard, nous devrons entamer, notre enquête et les données que j’ai accumulées laissent entendre qu’un des mondes dissidents de ce secteur pourrait fournir un point de départ logique.
— Tu as une préférence, Alicia ?
— Tout me va, tant que la Flotte ne vient pas nous y chercher.
— Oumph ! Qu’elle vienne donc ! Il n’existe pas, dans toute la liste des vaisseaux, un seul rafiot qui peut me battre à la course. Voyons voir… > La voix de l’IA mourut et Alicia sentit qu’elle consultait ses banques de données.
< Très bien. J’ai exactement ce qu’il nous faut. Une gentille petite binaire M2/K1 sans planète habitable à une vingtaine d’années-lumière d’ici. Tout le monde est d’accord ?
— Moi, en tout cas. Peu m’importe où nous allons, pourvu que nous y allions.
— J’abonde dans ce sens. Mais il nous faudrait d’abord partir d’ici.
— Exact. Je quitte l’orbite ?
— Tous tes systèmes sont alignés ?
— Ouaip. Je devais être activée ce matin. Ta copine est peut-être une foutue salo… une personne entêtée, mais elle a très bien minuté son affaire.
— Alors, je crois qu’on devrait partir >, déclara hâtivement Alicia dans l’espoir de couper la parole à Tisiphone avant qu’elle ne réagît à la rectification délibérée de l’IA. Elle se mordit de nouveau la lèvre pour réprimer un grognement. Rien de ce qu’elle avait lu ne laissait entendre que les IA pouvaient se montrer aussi ordurières, mais elle aurait dû deviner, supputa-t-elle, que quiconque se retrouverait investi de sa personnalité en aurait le potentiel. Et l’hostilité que manifestait l’IA envers Tisiphone prenait directement sa source dans le sentiment protecteur qu’elle éprouvait à son égard. Elle en avait la certitude.
< En train >, marmonna l’IA ; et les senseurs du vaisseau se mirent brusquement à dépêcher directement leurs données dans l’esprit d’Alicia. Elle sentit plus ou moins Tisiphone « crapahuter » pour venir regarder avec elle, mais c’est à peine si elle s’en rendit compte tant la « vue » qui s’offrait à elle était splendide.
Les sens électroniques du vaisseau se déployèrent, mesurant gravité, radiation et vastitude infinie du vide, puis convertirent ces mesures en données sensorielles accessibles à Alicia. Elle « voyait » les radiations et « goûtait » les ondes radio. Les sens du vaisseau étaient les siens, plus affûtés et aiguisés que ceux de toutes les navettes qu’elle avait pilotées, et l’émerveillement de Tisiphone l’effleura, comme si, pour la première fois, elle voyait ce que la Furie aurait vu au sommet de sa puissance.
Elles regardaient encore, formant un triolet soudé – humaine, Furie et ordinateur –, quand leur propulseur Fasset s’activa. Son trou noir invisible fleurit sous leurs yeux, absorbant les radiations, engloutissant tous les flux de données et créant un point aveugle dans leur vision, et elles tombèrent vers lui. Mais les générateurs accompagnèrent le mouvement, repoussant le trou noir vers l’avant tandis que leur chute s’accélérait et qu’elles s’éloignaient de Soissons à une vitesse sans cesse croissante. Une telle proximité de la planète et de leur propulsion ne pouvait guère générer qu’une accélération de quelques dizaines de g, mais qui équivalait déjà à un tiers de kilomètre/seconde par seconde, et leur vélocité continuait de grimper rapidement.